Vivre de sa plume au XXIème siècle

Vivre de sa plume au XXIème siècle

Jusqu'en 2014 la question de la rémunération des écrivains ne passionnait pas grand monde en dehors des intéressés eux-mêmes, on ne l'évoquait tout au plus que pour mettre en avant les millions encaissés par les écrivains vedettes qui occupent les listes des meilleures ventes. Mais depuis quelques mois cette question a surgi brutalement dans l'actualité du livre.

Ainsi le SNAC BD (Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs, section bandes dessinées) appelait en octobre dernier les auteurs à une grève des dédicaces ; 748 auteurs de BD signaient une lettre à la ministre de la Culture Aurélie Filipetti pour l'appeler à revoir l'augmentation des cotisations retraites, qui précarise une profession déjà très fragile. Dans la foulée, une association fut créée, les Etats Généraux de la Bande Dessinée, pour dresser un état des lieux et réfléchir à des solutions.

 

Peu de temps auparavant, le 27 mai 2014, Philippe Bonifay, 30 ans de carrière dans la BD, annonçait sur sa page Facebook (en accès public) qu'il abandonnait le métier:

 

"Aujourd'hui, j'arrête. Ce monde de l'édition BD ne me convient plus. Je n'y ai jamais vraiment eu ma place, c'est vrai, mais là, c'est trop. La lâcheté méprisable de certains auteurs qui acceptent des conditions de travail inacceptables, l'indécence des éditeurs qui abusent sans vergogne des auteurs pris à la gorge [...]"

 

Le 30 mai il ajoute: "Ma conclusion est que la résistance est non-seulement vaine mais, au contraire, renforce socio-professionnellement et économiquement la position dominante et éradicatrice du système éditorial actuel, c'est à dire essentiellement des maisons d'édition. [...] Depuis des années, nous nous mettons à faire nous-même la promo de notre travail. [...] il y a une chose de sûre aujourd'hui en BD: Les auteurs n'ont plus obligatoirement besoin d'un éditeur. Ou en tout cas pas d'un éditeur traditionnel! [...] Nous avons besoin de vivre de notre travail et de trouver d'autres solutions à cette situation".

 

Les 21 et 22 octobre 2014 à Paris, la SGDL (Société des Gens de Lettres), préoccupée par la baisse des revenus de ses adhérents, organisait un forum sur le thème "La rémunération des auteurs". Entre autres questions posées: "Les auteurs de livres peuvent-ils encore vivre aujourd'hui de leur activité? Que vient changer le numérique? Quels sont les modèles alternatifs de rémunération?"

 

On s'est alors aperçu que la France ne dispose d'aucune étude chiffrée sur la rémunération des auteurs. Le ministère de la Culture s'est donc empressé de lancer un appel d'offres pour en réaliser une. La Belgique ne dispose pas plus d'informations, tout au plus croit-on savoir qu'une petite vingtaine d'écrivains belges vivent de leur écriture.

 

Au Québec quelques chiffres existent : en 2008, 7,7% seulement des écrivains québécois exercent exclusivement la profession d'écrivain, ce qui représente quelque 110 personnes.

 

Quelque chose de pourri au royaume de l'édition ?

Jusqu'au milieu des années 1980, le schéma de l'édition traditionnelle a bien fonctionné. Les ventes de livres étaient suffisamment élevées pour permettre de rémunérer les auteurs correctement. Mais depuis, la machine se grippe lentement et sûrement. Qu'observe-t-on? Une augmentation considérable du nombre de titres publiés par les éditeurs (+400 % entre 1980 et 2012). Les ventes ont-elles augmenté à la mesure? loin s'en faut. Du coup l'ajustement se fait par le tirage moyen de chaque titre, qui est en baisse (- 50% entre 1980 et 2012)
Hausse du nombre de titres couplée à une baisse des ventes moyennes: l'équation est imparable.

 

Point de rupture du schéma traditionnel

Ce phénomène étalé sur trois décennies est resté relativement imperceptible (bien que des signaux d'alertes soient régulièrement lancés depuis une dizaine d'années par les libraires). Mais aussi lente soit-elle, l'érosion des ventes moyennes - et donc des revenus des écrivains - conduit inévitablement à un point de rupture à un moment donné. Point de rupture qui se caractérise par l'impossibilité pour les auteurs de vivre décemment de leurs publications. En d'autres termes, à force de voir leur revenu baisser un peu plus chaque année, arrive un jour où ils ne peuvent plus payer le loyer...

 

Certes, la majorité des auteurs ont d'autres sources de revenu que leurs livres pour vivre, mais cela ne change pas le fond du problème.

 

Du côté des éditeurs cette baisse des ventes moyennes n'a pas d'incidence grave financièrement, car elle est compensée par la hausse du nombre de titres. D'ailleurs le chiffre d'affaires de l'édition a augmenté sur la même période...

 

En revanche du côté de chaque auteur pris individuellement, la situation est toute autre. Un auteur peut difficilement publier plus d'un livre par an, ce qui est déjà beaucoup. Si ce livre se vend moins bien que celui publié l'année précédente, c'est une baisse de revenus, il n'existe aucun mécanisme de compensation comme pour les éditeurs.

 

Pour être précis, la baisse des ventes n'impacte pas toujours proportionnellement le revenu d'un auteur. Un mécanisme vient parfois en amortir l'effet: les avances sur droits d'auteur (à-valoir), versées par l'éditeur à la signature du contrat d'édition. Par exemple un éditeur verse à l'auteur un à-valoir sur les 1000 premières ventes. Si le livre n'atteint pas ce niveau de ventes, l'auteur conserve la somme perçue. Ainsi l'impact de la baisse des ventes ne génère une baisse de revenu chez l'auteur qu'au-delà du montant de l'à-valoir. Mais cet amortisseur ne compense qu'une petite partie de la baisse, d'autant qu'un autre mécanisme peu connu, l' "inter-titres" (compensation de droits d'auteur entre plusieurs livres publiés par le même auteur), permet à l'éditeur de retrancher des droits d'auteur un à-valoir trop généreux versé pour un précédent livre qui s'est peu vendu. Quant aux petites maisons d'édition, économiquement fragiles, elles n'ont que rarement les moyens de verser une avance.

 

Le livre numérique

S'ajoute aux baisses des ventes une autre vague de fond: le développement du livre numérique. Les grands éditeurs le vendent généralement 30% moins cher que le papier, ce rabais correspondant à l'économie du coût d'impression. Leur marge commerciale est donc préservée. Est-ce aussi le cas pour les auteurs? non! Leur taux de droits d'auteur est identique à celui du papier, en moyenne 10% du prix de vente ; leur rémunération se trouve donc diminuée de 30% par rapport au papier, point à la ligne. C'est pourquoi le Conseil Permanent des Ecrivains a demandé au Syndicat National de l'Edition d'augmenter le taux reversé sur les ebooks, sans aucun succès jusqu'à présent. Soulignons quand même que certains petits éditeurs ont des politiques de taux plus élevés, malheureusement ils ne pèsent pas lourd dans la balance.

 

Vincent Montagne, Président du Syndicat national de l'Edition (SNE), prévenait lors du forum de la SGDL que "le modèle historique de la rémunération des auteurs va changer". Il faisait allusion à la baisse progressive des recettes au pourcentage venant de la vente de livres imprimés, et à l'apparition d'autres sources de droits liées aux ventes numériques.

 

Dans ce contexte général pour le moins bouleversé, il est essentiel pour les auteurs de trouver de nouveaux modes de rémunération. Des pistes existent, par exemple des rencontres publiques, ateliers d'écriture, cours d'écriture, festivals, événements littéraires, lecture publique. Le parallèle avec les musiciens est évident, qui vivent de plus en plus de leurs concerts et à-côtés, et de moins en moins des ventes de disques.

 

Un autre moyen: l'autoédition

Au Royaume-Uni, on apprend que 40% des auteurs vivaient exclusivement de leur écriture en 2005 ; ils ne sont plus que... 11,5% en 2013. Dégradation ou effondrement? chacun jugera. L'étude révèle par ailleurs que 25% d'entre eux ont utilisé l'autoédition, et que le retour sur investissement a été de 40% en moyenne, donc très profitable. Sans surprise, 86% annoncent qu'ils pratiqueront à nouveau l'autoédition à l'avenir (source ALCS, 2014).

 

L'autoédition, ça marche!

Pour ceux qui voudraient autoéditer mais se penseraient coincés par un contrat d'édition, une bonne nouvelle: un accord français qui prendra effet dans quelques semaines autorise à le résilier au bout de 4 ans dès lors que l'éditeur ne vend plus le livre, avec une procédure simplifiée. Tout auteur pourra ainsi reprendre sa liberté et poursuivre par lui-même la diffusion de son œuvre dès lors que l'éditeur n'assure plus ce rôle (comme le font les Anglo-saxons via les clauses de "reversion rights").

 

La nécessaire émancipation des auteurs

Professionnels ou non, les écrivains doivent désormais s'émanciper du schéma traditionnel selon lequel ils créent et l'éditeur gère tout le reste dans leur intérêt commun. Ce schéma montre ses limites car les intérêts des éditeurs et des auteurs divergent de plus en plus:
Chute moyenne des ventes compensée par l'agrégation de titres d'un côté / Impossibilité d'écrire plus d'un ou deux livres par an de l'autre.
Baisse du prix de vente des ebooks compensée par des économies d'imprimerie d'un côté / Chute des revenus non compensée de l'autre.
La situation va se dégrader dans les années à venir, de plus en plus vite

 

S'émanciper ne signifie pas nécessairement rejeter les éditeurs, il s'agit plutôt de poser un regard neuf en prenant de la distance ; il s'agit de les considérer comme un moyen parmi d'autres de diffuser ses œuvres et percevoir des revenus, un moyen qui peut s'avérer intéressant - ou pas - selon le contexte, un moyen dont on connaît les limites et qu'on choisit - ou pas - selon son intérêt du moment, en n'hésitant pas à négocier un minimum les termes du contrat. Ce nécessaire changement d'angle de vue ouvre des perspectives optimistes et libère les auteurs d'un carcan de pensée aujourd'hui obsolète.

 

Jean-Yves Normant,
Fondateur de Bookelis

 

Retrouvez cette tribune sur le site du Huffington Post

Posté le 03/12/2014 Dossiers Bookelis 0 2021

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